Peut-on traiter différemment les réfugiés selon leur origine ? (Guerre en Ukraine)
La guerre en Ukraine a conduit de nombreux Ukrainiens à fuir leur pays et à demander l’asile en Europe, afin de se voir reconnaître le statut de réfugié. Ils ont globalement bénéficié d’un accueil favorable dans les pays européens. Je m’en réjouis sincèrement.
Mais en même temps je me questionne : pourquoi est-ce que tous les réfugiés n’ont pas « le droit » à cet accueil ? Il semblerait en effet que les réfugiés soient traités différemment selon leur origine.
J’ai mis un certain temps avant de m’exprimer sur le sujet de la guerre en Ukraine. Cette situation révoltante m’a laissée sans voix.
J’ai également hésité avant de publier cet article car il s’agit d’un sujet dont l’actualité est brûlante et qui peut être sujet à controverse. Mais je me suis rappelée l’une des raisons pour lesquelles j’ai créé ce blog : dénoncer les injustices et donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas.
Alors c’est ce que je vais faire dans cet article : dénoncer les différences de traitement entre les réfugiés selon leur origine. Car c’est en prenant conscience de ces discriminations qu’on peut agir et lutter contre elles.
Un accueil chaleureux des réfugiés ukrainiens
La guerre en Ukraine a entraîné un mouvement de solidarité sans précédent en faveur des réfugiés. Les États européens s’organisent pour les accueillir. L’Union européenne a activé une directive de 2001 permettant d’accorder un statut de protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Ce statut garantit à celles-ci un accès rapide aux droits : droit au séjour, accès au marché du travail, au logement, aide sociale et aide médicale. Cette directive n’avait jamais encore été appliquée, malgré les textes de transposition adoptés par les différents États[1]. Des compagnies ferroviaires de plusieurs pays (France, Belgique, Pays-Bas, Autriche) ont annoncé la gratuité des transports pour les réfugiés ukrainiens. La société civile s’est également engagée : de nombreuses personnes ont accueilli des Ukrainiens chez eux, se sont engagées dans des associations ou ont fait des dons.
Je me réjouis de la manière dont sont traités les Ukrainiens en Europe et de l’accueil qui leur est réservé. Enfin un accueil à la hauteur de la tragédie vécue par celles et ceux qui fuient la guerre dans leur pays !
J’aimerais que tous les réfugiés dans le monde aient droit à un tel accueil, sans discrimination. Ce souhait reste malheureusement, à l’heure actuelle, un vœu pieux. Force est de constater qu’on assiste à une application du droit d’asile à géométrie variable.
Une application du droit d’asile à géométrie variable
Il y a, en effet, une différence de traitement politique et médiatique des réfugiés en fonction de leur origine. Cette discrimination a lieu jusque dans le vocabulaire utilisé : pour les migrants non européens on parlait de « crise des migrants », de se protéger contre des flux migratoires irréguliers, comme s’il s’agissait là d’une menace venue de l’extérieur. Pour les réfugiés Ukrainiens au contraire, on parle d’une « immigration de grande qualité dont on pourra tirer profit » (Jean-Louis Bourlanges, Président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale en France). Alors que tous les migrants, quelle que soit leur origine, ont quelque chose à nous apporter. Beaucoup ont des diplômes, d’autres ont des savoir-faire très utiles, ou font des métiers délaissés par les Européens. Tous ont quelque chose de positif à nous apporter.
On assiste également à une invisibilisation de certains migrants. Cette invisibilisation est en partie due aux médias, qui occultent certaines situations et réalités. Par exemple, on n’entend presque pas parler du Yémen, alors que le conflit dure depuis 2014. 380 000 civils ont été tués dans cette guerre à l’heure où j’écris ces lignes.
À l’inverse, l’attention est concentrée sur l’Ukraine. Il est certes fondamental d’en parler, d’autant plus que la situation évolue rapidement. Mais il y a une autre raison à cet effet loupe. Une raison psychologique : nous avons tendance à nous sentir plus proches des gens qui nous ressemblent. Les Européens sont ainsi davantage touchés par la souffrance des Ukrainiens que par celle des Syriens, des Yéménites, des Somaliens, etc.
Certains dirigeants politiques sont allés jusqu’à exprimer ouvertement (et sans honte…) cette préférence. Par exemple, le Premier ministre bulgare Kiril Petkov a déclaré que les migrants Ukrainiens « sont des « Européens », pas les réfugiés auxquels nous sommes habitués. Ils sont intelligents et éduqués. ». Le racisme et l’ethnocentrisme sont sous-jacents. Ces politiques-là s’expriment en utilisant un registre émotionnel, plutôt que rationnel. Ce même registre est d’ailleurs couramment employé par les partis d’extrême droite.
En outre, Michel Agier (anthropologue et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)) a expliqué que cette solidarité inédite en faveur des réfugiés ukrainiens s’explique par les « relations diplomatiques et géopolitiques » de proximité entre l’Ukraine et l’Europe ».
Des réfugiés discriminés aux frontières de l’Ukraine
La différence de traitement entre les réfugiés en fonction de leur origine a également lieu aux frontières de l’Ukraine.
Parmi les réfugiés qui fuient l’Ukraine, nombre d’entre eux sont originaires de pays du monde entier : Afrique, Inde, Maghreb… Certains étaient par exemple venus faire leurs études en Ukraine. Ils ont été un certain nombre à témoigner des discriminations qu’ils ont subies aux frontières de l’Ukraine. Des Africains ont été refoulés à la frontière polonaise à cause de leur couleur de peau. « On nous a bloqués à la frontière, on nous a dit que les Noirs ne rentrent pas. Pourtant, on voyait les Blancs rentrer… », a ainsi témoigné Moustapha Bagui Sylla, un Guinéen qui étudiait la médecine en Ukraine.
Cette discrimination raciale serait-elle liée à des considérations juridiques ? Les Ukrainiens ont en effet, depuis peu, un droit de tourisme en Europe de 90 jours sans visa, ce qui n’est pas le cas des Indiens et des Marocains par exemple. Mais ces considérations ne devraient pas avoir lieu en temps de guerre. Dans cette situation c’est en effet le principe de non-refoulement qui s’applique (voir ci-dessous).
Face à ces discriminations, les ambassades des ressortissants non européens concernés, ainsi que des collectifs de citoyens, sont intervenus. Par exemple, les ambassades du Maroc dans les pays frontaliers de l’Ukraine ont envoyé des bus aux frontières. L’objectif était de mettre les réfugiés en sécurité dans les pays voisins, en attendant leur vol de rapatriement vers le Maroc. Le Collectif Maroc Ukraine, quant à lui, regroupe des bénévoles qui font le relai entre les Marocains fuyant l’Ukraine et les ambassades, tout en leur fournissant de la nourriture, des médicaments…
Une différence de traitement des réfugiés illégale ?
J’aimerais souligner le fait que, en plus d’être révoltante, cette différence de traitement des réfugiés en fonction de leur origine est illégale.
La différence de traitement des réfugiés aux frontières
La police aux frontières ukrainiennes a pu justifier cette différence de traitement en invoquant le fait que les Ukrainiens n’ont plus besoin de visa pour faire un court séjour en Europe. Mais, comme je l’ai dit plus haut, cette justification ne tient pas en temps de guerre et de crise humanitaire.
C’est le principe de non-refoulement qui s’applique dans cette situation. Ce principe est consacré par l’article 33 de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Il donne le droit à ne pas être reconduit vers le pays fui. En revanche, ce principe ne donne pas le droit à un asile. Le droit d’asile est l’étape d’après.
L’article 33, relatif au principe de non-refoulement, doit être lu en combinaison avec l’article 3 de la même convention, qui intime aux États d’appliquer l’ensemble des droits reconnus aux réfugiés sans discrimination quant à la race, la religion ou le pays d’origine.
Ce principe s’applique aux frontières de l’État d’accueil. Cela signifie qu’un refoulement d’une personne d’origine africaine au contrôle frontière de la Pologne, par exemple, est illégal. En revanche, ce principe ne s’applique pas à la frontière du pays fui. Il y a, à mon sens, un vide juridique[2] qu’il faudrait combler pour pouvoir sanctionner les différences de traitement effectuées par la police et l’armée ukrainienne au moment de quitter le territoire de l’Ukraine.
Note : le principe de non-refoulement est à distinguer du droit d’asile. Comme je l’expliquais dans un précédent article, l’asile est la protection juridique accordée par un État d’accueil à une personne craint avec raison d’être persécutée du fait de l’un des motifs suivants : sa race, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un certain groupe social, ses opinions politiques ; et qui se trouve hors de son pays d’origine.
La différence de traitement des réfugiés dans les pays d’accueil
La différence de traitement entre les réfugiés dans les pays d’accueil est constitutive d’une discrimination. Une discrimination est une différence de traitement fondée sur un motif prohibé par la loi (par exemple l’origine, l’appartenance réelle ou supposée d’une personne à une ethnie, une nation). Rappelons qu’elle est prohibée par la Convention de Genève de 1951 (article 3). Elle est également interdite par d’autres textes, tel que l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cependant, sur le plan juridique, il serait hélas assez difficile de faire condamner un État qui réserve un accueil différent aux migrants fuyant leur pays en fonction de leur origine. (Si ces considérations juridiques vous intéressent, je vous invite à lire cet article de Catherine Woollard, Secrétaire générale de l’ECRE, qui explique pourquoi).
Pour résumer, il faudrait combler certains vides juridiques afin de lutter contre les différences de traitement dont sont victimes certaines personnes fuyant les atrocités de la guerre.
J’aimerais conclure cet article en reprenant la formule de Clément Viktorovitch : « Les horreurs de la guerre sont les mêmes, où qu’elles frappent. La souffrance d’un peuple ne se mesure pas aux kilomètres qui nous en sépare ».
J’invite tout un chacun, et plus encore nos dirigeants, à agir pour que tous les réfugiés soient traités de la même façon. Un accueil digne doit être réservé à tous celles et ceux qui fuient leur pays, quelle que soit leur origine.
Puisse l’accueil chaleureux réservé aux Ukrainiens servir d’exemple pour offrir un accueil digne à toutes les personnes exilées.
Note : Dans cet article, j’emploie le terme « réfugiés » tel qu’il est employé dans le langage courant. Cet usage est inexact sur le plan juridique et je devrais plutôt parler de « migrants » ou de « demandeurs d’asile ». À la date à laquelle j’écris cet article, les migrants fuyant l’Ukraine ne se sont pas encore vus octroyer la protection internationale associée au statut de réfugié (voir mon article « Migrant ou réfugié ? Différences et définitions » pour plus de précisions).
Sources :
https://www.leshumanites.org/post/r%C3%A9fugi%C3%A9s-d-ukraine-quelle-honte
Mon expertise juridique
Photo de couverture : Bookdragon, Pixabay
[1] Par exemple, la France a transposé cette directive dans des décrets de 2005 et de 2006. Elle aurait donc pu l’appliquer lorsque la guerre a commencé en Syrie en 2011 par exemple.
Pour rappel, une directive européenne doit être transposée dans les droits nationaux des États membres de l’Union européenne pour pouvoir être appliquée. Elle n’est pas directement applicable, à la différence des règlements européens. Cela veut dire que les États doivent reprendre la directive dans une loi ou un règlement pour qu’elle s’applique.
[2] Un vide juridique, cela veut dire qu’il n’y a pas de normes (règles, lois…) applicables à une situation donnée.
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